La Forteresse noire (Michael Mann, 1983)
En 1941, des soldats allemands investissent un étrange domaine fortifié en Roumanie. Attirés par un mur serti de croix en nickel, des soldats dessellent l'une d'entre elles et libèrent un mal antédiluvien.
Bienvenue dans autre monde ; une réalité alternative, à l'atmosphère étouffée par une brume omniprésente, d'où surgissent les parois irrégulières et menaçantes d'une forteresse, lieu quasi-unique de l'action. C'est la proposition audacieuse -le mot est faible- que nous fait Michael Mann, qui commence comme un film sur la guerre, se déroule comme un film fantastique et finit en tragédie aux résonances mythologiques, allégorie sur la lutte éternelle entre le bien et le mal. Malgré ces évidentes lacunes, La Forteresse noire m'a retourné, estomaqué, captivé, du premier au dernier instant.La forteresse en elle-même est ahurissante, avalant la lumière du cadre, plongeant les protagonistes dans une pénombre d'ébène, les étouffant, les anéantissant. Avec la créature Molasar avançant nappée de brumes, c'est l'image indélébile que laisse le film. Celui-ci aurait pu se dérouler au Moyen Âge ou dans l'Antiquité, peu de choses en seraient sorties modifiées, tellement peu d'éléments de décors extérieurs entrant dans le cadre (l'hôtel où séjourne Eva ou le village, composé de petites maisons blanches, n'étant qu'un décor de façade). La place de la forteresse dans la construction cinématographique du film me rappelle celle du MacBeth de Welles, hantant les grottes de son château. Hautement symbolique et aux propriétés étonnantes, la forteresse, qui donne son nom au titre en français comme en version originale (The Keep), est bosselée sur le dehors, laissant voir des points d'appui, et entièrement lisse sur le dedans... Elle protège donc, contrairement à l'usage commun, l'extérieur contre une menace enfermée à l'intérieur. Avides de richesses, des militaires nazis entreprennent de voler une croix d'argent, mais libèrent par la même occasion une puissance maléfique sur les environs. On l'a dit, rien qu'avec cette forteresse, le film vaut le coup d’œil. Mais c'est sans compter le look de la fameuse puissance maléfique, d'après un design d'Enki Bilal, très influencé par le groupe formé dans la revue Métal Hurlant. Sa première apparition dans la forteresse, enveloppée de volutes de fumée, est saisissante.
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Errer dans la forteresse |
L'ennemi de votre ennemi est-il votre ami ? La question se pose lorsque Molasar, l'entité libérée par les soldats, s'approche du docteur Cuza (Ian McKellen), juif libéré des camps pour traduire le texte ancien tracé sur un mur de la forteresse. Molasar prend alors parti contre les nazis. Il guérit également Cuza de sa maladie, ce qui peut donner une image positive de cette apparition, d'autant plus par comparaison avec la terreur nazie. Cuza, malgré ou à cause de sa pureté, ressort perverti par le don de Molasar. Il dira à sa fille Eva : "Le mal qui règne ici a un uniforme allemand sur le dos". Dans ce contexte, Molasar pourrait être perçu comme une force positive.
Le film, comme le livre de Francis Paul Wilson, suit le fil de cette allégorie de la lutte du bien contre le mal, en réinvestissant le mythe vampirique, en empruntant certains aspects, en transformant d'autres ; Molasar, tel Dracula, charme et aspire la vie pour pouvoir se régénérer. Il est tenu enfermé dans sa sombre demeure par un artefact aux propriétés magique ; les vampires devant être invités par leur victimes pour pénétrer dans leur foyer. Glaeken (Scott Glenn) est une sorte de Van Helsing dont on ne voit pas le reflet dans un miroir. Le film manie certes ces éléments de façon caricaturale, y compris dans la posture figée des personnages (le SS presque repenti, joué par Jürgen Prochnow, Gabriel Byrne dans le rôle d'un major nazi de la pire espèce, le messianique Glaeken Trismegestus), mais la sidération provoquée par les images et la musique opèrent encore totalement aujourd'hui. L'épure du récit ajoute à la fascination qu'on peut ressentir.
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Jürgen Prochnow |
Le film n'a, malheureusement, pas que des aspects positifs, et pâtit de sa genèse contrariée : le décès prématuré de son responsable des effets visuels, Wally Veevers, l'incompréhension avec le studio Paramount (Mann compte d'abord livrer une version de plus de 3 heures, alors que le studio veut un film de 2h maximum ; durée qui sera ramenée à 1h36 seulement à la suite de projections-tests peu concluantes. Les coupes dans la narration sont cruellement visibles, surtout dans la deuxième partie, comme la progression inexistante de la romance entre Eva (Alberta Watson) et Glaeken (Scott Glenn). La tenue visuelle du film, très élaborée, renvoie à une esthétique de clip vidéo, couleurs fluo et machines à fumée inclus ; j'avoue que cela, couplée à la musique toute en nappes synthétiques de Tangerine Dream, dresse un pont onirique avec le Sorcerer de Friedkin, ce qui n'est pas pour me déplaire. L'esthétique révolutionnaire de Blade Runner, sorti l'année précédente, relève du même goût. Mann, de son côté, a ensuite montré qu'avec une esthétique très typée, propre à la période, et de la maîtrise, il a pu façonner un très bon Manhunter.
Grâce à une utilisation intelligente de son concept et de la toile de fond, le film fonctionne comme un conte, revendiquant à plein tube une certaine artificialité pour toucher à la nature des mythes, à une abstraction nécessaire imposée par le décor. Nous faire entrer dans un autre monde, un monde qui connaît, comme l'humanité a connu, des croque-mitaines de cauchemar bien réels.
Disponibilité vidéo : Blu-ray / UHD US (VO sous-titrée anglais) - éditeur : Vinegar Syndrome
Au cinéma en France à partir du 14 mai 2025, distribué par Carlotta Films.
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