Dracula (Tod Browning, 1931)

Dracula (Tod Browning, 1931) - Lobby Card du film

Plutôt qu'une adaptation du roman de 1897, le Dracula de Tod Browning s'inspire de la pièce de théâtre signée Hamilton Deane en Angleterre, et de son adaptation à Broadway par John L. Balderston, elles-mêmes réalisée d'après Bram Stoker. Plusieurs acteurs y reprennent d'ailleurs leur rôle, dont Bela Lugosi, marqué à jamais par le personnage.

Pour autant, Legosi n'était pas le premier choix du studio ; C'est Lon Chaney, acteur fétiche de Tod Browning, qui était pressenti. En effet, Universal essaye d'adapter Dracula depuis 1928 dans une version muette, avec Lon Chaney donc. Il sera emporté par un cancer des bronches le 26 août 1930, un mois avant le début des prises de vues. Sont également envisagés Paul Muni (Scarface, Howard Hawks, 1932) et Conrad Veidt (Le Cabinet du docteur Caligari, Robert Wiene, 1920). Lugosi, d'abord refusé par le studio car trop peu connu, est engagé le 20 septembre 1930, avec un cachet de 500 dollars par semaine pour deux films. Edward Van Sloane lui emboîte le pas pour interpréter le professeur Van Helsing, reprenant lui aussi son rôle de la pièce de Broadway. Van Sloane deviendra un habitué du cycle cinématographique des Universal Monsters. C'est par ailleurs le seul acteur de Dracula qu'on retrouvera dans sa suite, La Fille de Dracula (Lambert Hillyer, 1936), dans le même rôle.

Dwight Frye est un autre acteur marquant du film. Dans le rôel de Renfield, ses grands yeux empreint de folie, font merveille. On le retrouve la même année dans son autre rôle-phare, celui de Fritz, l'assistant du docteur Frankenstein dans le film réalisé par James Whale.

Rayon acteurs toujours, on remarque David Manners (John Harker) qui jouera l'année suivante dans un autre film de monstres de la Universal, La Momie (Karl Freund) ; nous avions déjà croisé son visage dans Le Chat noir (Edgar G. Ulmer, 1934), encore avec Lugosi ; Manners, par lassitude, abandonnera le cinéma vers 1936.

Edward Van Sloane et Bela Lugosi dans le film Dracula (Tod Browning, 1931)
Edward Van Sloane et Bela Lugosi

La Universal alloue au projet le budget d'un vrai A-picture, à hauteur de 355 050 dollars. En juin 1930, elle avait déjà acheté les droits du livre de Bram Stoker et de la pièce de théâtre pour 40 000 dollars : Carl Laemmle Jr. dépense sans compter, contre l'avis de ses conseillers. Beaucoup en effet ne voient pas cela d'un très bon œil, "tant dans l'optique du box-office que dans celle de l'éthique cinématographique" (comité de lecture du studio). Le tournage débute le 29 septembre par les prises de vues en extérieur, pour ensuite tourner en studio, jusqu'au 15 novembre 1930. Des prises supplémentaires sont tournées le 13 décembre, puis le 2 janvier 1931. Une version espagnole du film, avec une autre équipe technique, un autre producteur et d'autres acteurs, est tournée en même temps, dans les même décors, mais de nuit. Beaucoup trouvent cette version plus réussie que son modèle.

Par son héritage théâtral, le film offre un certain statisme des cadres et des postures des acteurs. On rappellera que nombre de films américains du début du XXème siècle étaient des adaptations de pièces de théâtre. Cependant, dès le début des années 30, le jeu d'acteurs change : la Warner fait la part belle aux gangsters torturés, James Cagney et Humphrey Bogart en tête ; les cadrages féériques de Busby Berkeley illuminent leurs comédies musicales.

Pour la Universal, ce sera la décennie des films de monstres, sous l'influence du producteur Carl Laemmle Jr., âgé de seulement 23 ans à l'époque. Il permettra la création de réussites majeures, parmi lesquelles L'Homme invisible (James Whale, 1933) ou La Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935) ; Dracula, s'il marque par son ambiance et ses très beaux décors (le château, la lande embrumée) et son personnage principal, est aussi ancré dans le traditionalisme de ses interprètes, qui écarquillent les yeux comme on le faisait quelques années en arrière dans le cinéma muet. Pour preuve, le personnage de Renfield, rappelle Freder dans Metropolis (Fritz Lang, 1927), émerveillé devant le jardin des délices. Si ces aspects donnent un caractère daté au film, à l'époque c'est un grand succès, public et critique, qui va donner une coloration aux productions suivantes de la Universal. Nombreux sont ceux qui louent la performance de Lugosi, l'ambiance gothique (éclairée par Karl Freund, qui fera des merveilles en 1932 avec le très beau La Momie ; encore un film promis à une longue descendance), un "achèvement du cinéma parlant" (The N.Y. Graphic, février 1931). Freund, grand technicien allemand, (le "meilleur chef opérateur d'Europe" selon ses confrères), amène avec lui la sensibilité expressionniste. C'était un inventeur, un grand connaisseur de l'optique et des techniques d'effets visuels.

dracula film 1931 Tod Browning avec Bela Lugosi et Frances Dade
Frances Dade et Bela Lugosi

Dracula est ainsi un film quasiment dépourvu de musique, si ce n'est par exemple pour son générique d'ouverture et de fin, où l'on entend l'opus 20 du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Ce morceau entêtant transmet la fatalité et le mystère de ce récit fantastique. Cette partition sera d'ailleurs reprise pour l'ouverture de La Momie (Karl Freund, 1932). Alors qu'aujourd'hui, ces longes silence semblent alourdir considérablement le film, les spectateurs de l'époque en ont une toute autre vision. Habitués à la musique qui accompagne les films muets, ils perçoivent la rareté d'accompagnement sonore comme étant novatrice, en accentuant la force des images et de la narration. Le réalisateur Tod Browning, peu habitué au parlant, réalise un film à la croisées des chemins : entre le muet et le parlant, mais également entre les États-Unis et l'Europe : l'influence des films allemands se fait sentir, le mythe ravive Vlad Tepes, la terreur d'Europe de l'est, auquel Lugosi, d'origine hongroise, confère son accent caractéristique. Browning et Laemmle Jr. portent leur intérêt sur des personnages hors-normes, appuyés par leur dimension horrifique.

Ce Dracula des origines n'a pas encore les canines pointues, ni son charme romantique. Bela Lugosi incarne un personnage plutôt effrayant, bien que son éternelle tenue de soirée soit impeccable. Son mode opératoire se rapproche de l'hypnose, tant ses yeux (éclairés par des lampes dédiées !) et la gestuelle de ses mains arrivent à capturer l'attention et l'esprit de ses victimes. Le vampirisme est donc ici moins affaire de séduction que d'emprise démoniaque, ce qui changera ensuite, par le prisme des productions Hammer.

La relation Dracula / Renfield, comme la caractérisation de Van Helsing, est, elle, conforme à ce qu'on retrouvera par la suite dans la multitude d'adaptations du roman : Renfield est le serviteur qui, infiltré à l'intérieur des espaces privés, permet à Dracula de s'inviter et de se nourrir. Van Helsing incarne quant à lui ce scientifique passionné, obsédé par les vampires et la recherche du Comte Dracula. Ce dernier, légende et superstition pour la population alentour, fait frémir sans même se montrer : il se transforme indifféremment en chauve-souris ou en loup (parfois hors-champ, comme dans la pièce de Broadway), quand il n'est pas que vapeurs. Esthétiquement, le personnage du vampire se marie bien avec l'obscurité qui envahit le cadre lors de ses apparitions : vêtu de noir, il peut alors se confondre avec la nuit.

Dracula est, plus que son interprétation ou sa teneur technique, impressionnant par son atmosphère et sa peinture de la mythologie vampirique, une première aux États-Unis ; mythologie inépuisable s'il en est.


Sources bibliographiques :

Les Deux visages de Dracula / George Turner, in Fantastyka n°14
Universal Horrors, The Studio's Classic Films 1931-1946 / Tom Weaver, John Brunas
Dossier Dracula, in Midi-Minuit Fantastique n°4-5
Dossier Universal Monsters / Scott Essman, in L'Écran Fantastique n°336

Disponibilité vidéo : Blu-ray / Ultra HD / DVD - éditeur : Universal Pictures France

Dracula title still (Tod Browning, 1931)

Commentaires