Les Deux visages du docteur Jekyll (Terence Fisher, 1960)
Le docteur Henry Jekyll veut mettre au jour la face cachée de
l'âme humaine, celle qui serait libérée des chaînes de la bien-pensance et des
conventions. Rejeté par la profession, il teste sa formule sur lui-même,
laissant ainsi s'exprimer son double opposé en tous points, Edward Hyde.
S'intéresser à l'adaptation du récit de Robert Louis
Stevenson par la Hammer, c'est retracer les étapes d'une déroute ; le
projet partait pourtant sous des auspices plutôt favorables, tout en marquant une
ambition inédite pour le studio britannique.
Des talents prestigieux
James Carreras annonce le projet en mars 1959. A l'origine,
le film est destiné à l'acteur Laurence Harvey, qui doit jouer le double rôle
de Jekyll et Hyde ; il vient d'être nominé à l'Oscar du meilleur acteur
pour sa performance dans Les Chemins de la haute ville (Jack
Clayton, 1958), avec également Simone Signoret. Déjà sous contrat pour un
prochain film aux États-Unis assorti d'un avantageux cachet (ce sera La Vénus
au vison, Daniel Mann, 1960), il décline la proposition. Alors
que le rôle siérait bien à Christopher Lee, c’est le canadien Paul Massie qui est
finalement choisi, après que Louis Jourdan ait été un temps envisagé. Du propre
aveu de Michael Carreras, ce dernier commençait à être lassé du recours
récurrent à Lee. Les refus de l'acteur emblématique de la firme d'endosser à
nouveau la cape de Dracula ont certainement pesé dans la balance. Massie, quant
à lui, vient de remporter un BAFTA pour Ordres d'exécution (Anthony Asquith, 1958). Ce choix est
emblématique de la nouvelle position voulue par le producteur Michael Carreras :
rechercher une légitimité plus forte, tout en restant attaché à la tradition
gothique qui a fait le succès de la Hammer. Massie signe son contrat le 19
novembre 1959, quatre jours avant le début du tournage.
L'écrivain Wolf Mankowitz s'attelle à l'adaptation de l’œuvre
de Stevenson à l'été 1959 ; Michael Carreras lui promet 5 000 livres, une
somme considérable pour l'époque. La renommée de Mankowitz doit participer à la
nouvelle aura de respectabilité voulue pour la Hammer ; les choix de
casting attestent également de cette volonté de réaliser une œuvre de plus
grande envergure, alourdissant du même coup le budget par rapport à la norme pour
le studio indépendant. Le générique du film est d'ailleurs très inhabituel pour
un Hammer Film et participe de cette recherche de légitimité, avec ses crédits
blancs en arabesque défilant sur des arrière-plans sombres vaguement colorés.
Dans son scénario, Mankowitz défend l'idée que l'image du mal est
attrayante ; il fait de Hyde un jeune homme à l'allure plaisante, et de
Jekyll un vieux docteur trop concentré sur son travail, à l'écart du monde.
Dans les précédentes adaptations comme le roman, Hyde est au contraire
repoussant, à l'image des pulsions malfaisantes qui l'animent.
A la musique, on remarque le nom de Monty Norman, créateur quelques années plus tard de la fameuse musique-signature de James Bond ; il fait équipe avec David Heneker pour concocter les musiques du film. Monty Norman avait précédemment travaillé sur Expresso Bongo (Val Guest, 1959), un film musical écrit par Wolf Mankowitz et interprété par Laurence Harvey. Ils auraient du tous se retrouver sur Les Deux visages du docteur Jekyll.
Un tournage semé d’embûches
Michael Carreras souhaite faire du film une étape importante
pour le studio ; c'est aussi un pari risqué. Terence Fisher, à la
réalisation, constate vite que le scénario de Mankowitz lui pose
problème : il le remanie considérablement pour en faire un film Hammer plus
classique.
Christopher Lee et Dawn Addams |
Le tournage se déroule du 23 novembre 1959 au 22 janvier
1960, principalement aux studios de Bray, puis se termine à Elstree, au nord de
Londres. Les difficultés de Fisher avec le scénario de Mankowitz se soldent par
un retard de tournage et un dépassement de budget : Les deux visages du
docteur Jekyll coûtera finalement plus de 146 000 livres. C'est plus que les
budgets cumulés de Frankenstein s'est échappé (1957) et Le Cauchemar de Dracula
(1958), deux films déjà réalisés par Terence Fisher.
Malgré les changements opérés par Fisher, l'amoralité reste
très présente, via le personnage de Hyde bien sûr, qui fait la démonstration
d'une misanthropie décomplexée et déchaîne sa violence, mais également par
l'intermédiaire de Kitty (Dawn Addams), la femme de Jekyll, qui le trompe et
lui ment avec une facilité déconcertante. Son compagnon dans le crime n'est
autre que le meilleur ami de Jekyll, Paul Allen (Christopher Lee, qui trouve
ici un rôle parfait). Le cynisme de Allen et Kitty Jekyll constitue l'un des
bons points du métrage, le jeu des deux acteurs et leur charme évident sont ici
un atout. Le film aurait pu creuser la relation entre Paul Allen et Henry Jekyll : ce dernier souhaite probablement
vivre comme Allen, admirant d’un certain côté les excès auxquels il s’adonne
sans complexe. Cependant, sa morale le contraint. Jekyll finance donc
Allen continuellement, participant d'une certaine façon à ses aventures. Jekyll reste
déconnecté de la société ; dans sa seule tentative de participer à un
événement public, il sera vite rabroué par sa femme Kitty.
Nous pouvons citer deux participants-clés à ce que sera
finalement Les deux visages du docteur Jekyll : le chef-opérateur Jack
Asher et le décorateur Bernard Robinson. Ce dernier construit des intérieurs
flamboyants avec un renversant soin du détail. De son côté, le grand Jack
Asher, qui a travaillé sur les plus beaux films du studio jusqu'à cette date,
donne vie aux cadres avec une lumière racée et des couleurs éclatantes. Le
décor du Sphinx, le club où se rejoignent les intrigues, est saturé de rose,
rappelle le Ernie's Restaurant et ses rouges saturés dans Sueurs froides
(Alfred Hitchcock, 1958).
Plusieurs scènes restent en mémoire : la danse du
serpent, pour laquelle Norma Marla, quasi-sosie de Ava Gardner, dû être doublée
en raison de son aversion envers... les serpents. Elle a d'ailleurs les honneurs de l'affiche Quad Crown britannique, avec et sans serpents. Le destin tragique de Kitty,
toutes les scènes dans le club Sphinx, où l'on croise d'ailleurs Oliver Reed
dans le rôle -non crédité au générique- d'un proxénète nerveux, sont réussies. Reed
triomphera l'année suivante dans La Malédiction du loup-garou (Terence Fisher,
1961) et son visage animal occupera l'écran dans plusieurs films Hammer.
Une sortie censurée, le panorama de l’horreur se transforme
Aux États-Unis, la Columbia déteste tellement le ton amoral
du film qu'elle renonce à le distribuer ; American International Pictures
(AIP), la société de Sam Z. Arkoff, prend le relais. Au passage, le titre est
modifié : d'abord nommé Jekyll's Inferno, le film sort finalement sous le
titre House of Fright -plus aucune référence au roman de Stevenson- dans une
version amputée de huit minutes pour passer la censure du Code de production
cinématographique (le fameux code Hays) toujours en vigueur. Les dialogues sont
également adoucis (« bitch » remplacé par « witch »,
« go to hell » devient « go to Hades », etc.). Les
critiques sont, au mieux, mitigées, et raillent le choix de Paul Massie.
L'acteur fait ce qu'il peut, mais n'est pas aidé par le maquillage raté de Roy
Ashton pour le vieillissant docteur Jekyll. Les journalistes n'ont pas goûté non
plus que la transformation de Jekyll s'accompagne de la disparition de sa
barbe... qui repousse miraculeusement lorsque les effets du sérum
disparaissent. Paul Massie ne devait à l’origine interpréter que le seul Edward
Hyde, mais argua avec insistance sa capacité à jouer Jekyll. Rôle
exceptionnel en effet, permettant de passer par toute la palette des émotions.
Les Deux visages du docteur Jekyll restera cependant son seul film pour la
Hammer.
Le film sort à Londres le 7 octobre 1960 en première
exclusivité, puis dans toute la Grande-Bretagne à partir du 24 octobre, assorti
de la classification X ; une sorte de label de qualité pour la Hammer qui
entend attirer les amateurs de sensations fortes. Aux États-Unis, House of
Fright sort le 3 mai 1961. La France, qui réserve en général un bon accueil
public aux Hammer Films, ne verra pas le film au cinéma, si ce n'est des années plus tard, lors d'une
sortie confidentielle au cinéma Le Styx à Paris, du 25 juin au 8 juillet 1969. Le film attire 7 000 spectateurs. Les Deux visages du docteur Jekyll sort à
un moment charnière du cinéma d'horreur ; Psychose (Alfred
Hitchcock) sort en juin 1960 aux États-Unis, puis mi-septembre de la même année
en Grande-Bretagne. Le noir et blanc, l'économie de moyen et le sens du
suspense d'Hitchcock dessine un horizon nouveau pour ce type de production.
D'autre part, Le Voyeur (Michael Powell) est projeté à partir du
16 mai 1960 : l'amoralité du personnage principal, un jeune homme
apparemment bien sous tout rapport (mais véritable serial killer à ses heures)
en fait un choc au niveau mondial.
David Kossoff et Paul Massie |
Il ne s'agit pas de la première (ni de la dernière)
adaptation du récit de Stevenson par la firme Hammer : l'année de la mise
en chantier du film de Fisher sort The Ugly Duckling (réalisé par Lance
Comfort), une variation de l'histoire de Jekyll et Hyde sur le ton de la
comédie, en noir et blanc, dans lequel un jeune homme maladroit se transforme
en Teddy Boy séducteur. Sorti en août 1959, le film est un échec. Détail
amusant : Norma Marla apparaît déjà dans ce premier film, avant d'incarner
la danseuse au serpent dans Les Deux visages de Docteur Jekyll. Il s'agit d'ailleurs de ces deux seuls films. Plus tard, une
troisième adaptation Hammer sera produite : Docteur Jekyll et Sister Hyde
(Roy Ward Baker, 1971) où, comme son titre l'indique, le docteur Jekyll se
transforme en femme. Le film est de qualité, mis en scène par un
réalisateur sous-estimé.
Cumulant production chaotique, budget disproportionné,
réception publique et critique décevantes, Les Deux visages du docteur Jekyll
occasionne une perte de 30 000 livres pour la Hammer Film : c’est un
terrible échec. Il vaut cependant pour le métier toujours
impeccable de Terence Fisher et de son équipe technique ; l'amoralité
tranquille, puis viscéralement cruelle du scénario, d'autant plus révoltante,
fait aussi du film une production Hammer à reconsidérer.
Disponibilité vidéo : Blu-ray / DVD zone 2/B - éditeur : ESC Editions
Sources bibliographiques :
The Hammer Story / Marcus Hearn, Alan Barnes
L'Antre de la Hammer / Marcus Hearn
Coffrets Blu-ray Hammer - éditeur Powerhouse / Indicator
Hammer Complete / Howard Maxford
Hammer Film, An Exhaustive Filmography / Tom Johnson, Deborah Del Vecchio
L'Art de la Hammer / Marcus Hearn
Dans les griffes de la Hammer / Nicolas Stanzick
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