Le Peuple des abîmes (Michael Carreras et Leslie Norman, 1968)

Poster UK Quad Crown du film Le Peuple des abîmes / The Lost Continent (Michael Carreras, 1968)

Parfois, il existe des films dont l'idée même paraît très bonne : extravagante, exotique, bref, excitante. Puis le résultat n'est pas à la hauteur de l'attente, ou de son plein potentiel. Cet enchaînement correspond assez bien au film que Michael Carreras réalise pour la Hammer Film en 1968. Il a connu une genèse contrariée, et mérite que l'on s'y attarde aujourd'hui.

La capitaine Larsen emmène un groupe de passagers vers Caracas, à bord d'un bateau défraîchi, le Carita ; celui-ci transporte en secret une cargaison d'explosifs. Un ouragan va mettre à mal les plans de chacun...

Nous devons d'abord nous arrêter sur la personne de Dennis Wheatley. Cet auteur britannique, d'abord connu pour ces récits policiers ou d'aventures, se spécialisa ensuite dans le domaine des récits fantastiques, où l'occulte a son importance. Sous l'impulsion de Anthony Nelson Keys, la Hammer adapte en 1968 non pas un, mais deux de ces anciens romans : d'abord The Devil Rides Out, récit publié en 1934. Le film qui en sera tiré s'intitule en France Les Vierges de Satan, il est réalisé par Terence Fisher. Uncharted Seas ensuite, publié en 1938, devenu The Lost Continent / Le Peuple des abîmes. Une troisième adaptation verra le jour et signera (temporairement) l'arrêt de mort du studio par son échec cinglant : ce sera Une Fille... pour le diable, réalisé par Peter Sykes en 1976.

Pour The Lost Continent (à ne pas pas confondre avec Lost Continent, série B de la Universal avec Cesar Romero sortie en 1951), Michael Carreras a sorti l'artillerie lourde : le budget est estimé à plus de 500 000 dollars, un des des plus important de l'époque pour le studio. Le tournage se déroule aux studios MGM-EMI d'Elstree de septembre à décembre 1967, après celui des Vierges de Satan.


Plateau des studios d'Elstree tranformé en bassin géant - tournage du Peuple des abîmes (Michael Carreras, 1968)
Plateau des studios d'Elstree transformé en bassin géant

Leslie Norman, un véritable vétéran qui avait beaucoup travaillé au sein des Ealing Studios, et dirigé X - The Unknown en 1956 pour Hammer, est finalement choisi au poste de réalisateur. Après avoir participé à la pré-production, il est remplacé par Michael Carreras au bout de deux jours de tournage ; selon Carreras, il ne tenait pas le choc. Norman était « très fatigué et ne pouvait pas vraiment suivre notre rythme »*, confia Carreras. Le producteur de la Hammer film avait d'ailleurs déjà porté secours à Leslie Norman sur le tournage de X - The Unknown, où il a dû selon ses dires « aider [Norman] à terminer [le film] dans l'enfer boueux de Egham »*.

La reprise en main de Carreras se reproduira quelques années plus tard sur le plateau de La Momie sanglante (1971), où il remplacera le regretté Seth Holt, terrassé par une crise cardiaque. Carreras cumule donc sur Le Peuple des abîmes les postes de scénariste (sous le nom Michael Nash, emprunté à son jardinier), producteur et réalisateur. Pour lui prêter main forte, Carreras fit alors appel à Peter Manley, qui tient le rôle de producteur associé. Carreras était-il l'homme de la situation ? L'envie de donner corps à sa vision est prégnante, lui qui préfère « le côté aventure » et voulait se « lancer dans le genre »*, moins intéressé que son comparse Antony Hinds dans le versant gothique qui a bâtit le succès du studio.

Nouvelle péripétie : Philip Martell, à la tête du département Musique à la Hammer depuis 1963, rejette la partition initiale de Benjamin Frankel, fait rarissime pour un studio indépendant et, à notre connaissance, unique à la Hammer. Martell commande une nouvelle partition auprès d'un autre compositeur, Gerald Shurmann. Le film s'ouvre sur une composition très décalée, façon crooner, par Roy Phillips et The Peddlers. Cette mélodie entêtante constitue, étonnamment, une entrée idéale pour ce qui va suivre. D'autres morceaux à l'harmonium que l'on peut entendre dans le film sont l’œuvre de Howard Blake, non crédité au générique.

Eric Porter, Hildegard Knef dans Le Peuple des abîmes / The Lost Continent (Michael Carreras, 1968)
Hildegard Knef et Eric Porter

Le casting est bouclé en septembre 1967, juste avant le tournage. La galerie d'acteurs et d'actrices engagée est intéressante : on remarque en premier lieu Eric Porter, solide comédien de théâtre. Quelques années après Le Peuple des abîmes, il interprétera pour la Hammer Film le rôle principal dans La Fille de Jack l'éventreur (Peter Sasdy, 1971). Dans The Lost Continent il campe, entre angoisse et assurance, le capitaine Lansen. Quant à Hildegard Knef, le personnage féminin principal, il s'agit d'un choix personnel de Michael Carreras, qui cherche toujours « de nouvelles valeurs » ; pour autant, le tournage ne se passe pas sous les meilleurs auspices pour elle, qui déteste l'eau. Un film Hammer ne serait rien sans ses seconds rôles, masculins comme féminins. Des visages connus du studio, comme l'inusable Michael Ripper ou James Cossins, qu'on retrouvent dans d'autres films du studio. N'oublions pas les Hammer Girls : ici, nous avons Suzanna Leigh dans le rôle de Unity, une jeune nymphomane, source de colère pour son père, ou encore la charmante Dana Gillespie, dans le dernier tiers du film teinté de fantasy. Elle fera la même année une apparition non-créditée dans La Déesse des sables, suite de La Déesse de feu avec Ursula Andress, toujours chez Hammer. On croisera Dana Gillepsie à nouveau, une petite décennie plus tard, dans un film d'aventure préhistorique, Le Continent oublié (Kevin Connor, 1977), produit par Amicus, firme concurrente de la Hammer. Elle suivra ensuite un autre chemin que le cinéma, poursuivant une carrière de chanteuse et compositrice.

Le tournage s'avère difficile, avec notamment la construction d'un immense bassin dans un des plateaux des studios d'Elstree. La construction des maquettes de bateaux ainsi que les mécaniques des créatures, point d'orgue de la dernière partie du film, prennent plus de temps que prévu. À la confection des monstres mécaniques (scorpion géant, crabe mangeur d'hommes, ...), on trouve Robert A. Mattey notamment connu pour son travail sur 20 000 lieues sous les mers (Richard Fleischer, 1954) ; il construira plus tard le requin qui terrifie la ville d'Amity dans Les Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975). Il bénéficie pour The Lost Continent d'une enveloppe budgétaire beaucoup moins confortable ; on pourrait s'en plaindre, mais ces monstres en caoutchouc dont on nous gratifie durant le dernier tiers du métrage, oscillant entre science-fiction et fantastique, valent le détour.

Michael Carreras s'enlise dans le tournage ; les dépassement sont trop lourds pour la Hammer, ce qui oblige James Carreras (père de) et ses avocats à tout stopper. Est-ce pour cela que le final paraît expédié ? Le film a au moins le mérite de proposer une histoire sans doute jamais imitée tant cet assemblage sort de l'ordinaire. Bien sûr, on passe les faux-raccords, la narration trop abrupte ; le film, malgré ses gros défauts, laisse un souvenir fort, ne serait-ce par son aspect « deux films en un », avec un voyage maritime à la King Kong dans sa première partie, puis ce fameux « peuple des abîmes » et son origine tout bonnement fantastique, que l'on nous a promis, dans la dernière demi-heure du film. Il est bien là !

The Lost Continent (1968) Dana Gillespie
Dana Gillespie

Le film sort au Royaume-Uni le 27 juillet 1968, distribué par Warner/Pathé, assorti du classement X de rigueur et épaulé par les belles affiches dessinées par Tom Chantrell. Les Américains peuvent voir The Lost Continent, distribué par 20th Century Fox quelques semaines plus tôt, à partir du 19 juin. Cependant, il sort dans une version coupée de 15 minutes ; certaines scènes de dialogues, et aussi de contenu « adulte » en font les frais. Le film marque d'ailleurs la fin du contrat de distribution de trois ans signé entre la Hammer et la Fox pour la diffusion de leurs productions aux États-Unis. Des deux côtés de l'Atlantique, le succès n'est pas au rendez-vous ; le film n'atteint même pas le seuil de rentabilité, et de loin.

Le film mérite-t-il un tel opprobre ? Rien que pour ce qu'il propose, un mélange d'aventure de fantasy (cette dernière dimension était bien moins représentée dans le roman et une volonté de Michael Carreras), il n'est ni anodin ni complètement raté. On peut même éprouver à sa vision un certain contentement, car le voyage (même en huis-clos pendant la première heure) est plaisant. L'éditeur américain Shout! a sorti en 2020 le film pour la première fois en Blu-ray dans une version restaurée 2K.

Le Peuple des abîmes est finalement le témoin du début du déclin du studio qui, cherchant de nouveaux terrains de jeux, s'aventurent dans un mélange des genres détonnant. Le film de monstres préhistoriques (Un Million d'années avant J.C., Femmes préhistoriques, etc.), le film d'aventures fantastique -Capitaine Kronos, tueur de vampires (Brian Clemens, 1974)- ou encore la coproduction Hammer / Shaw Brothers La Légende des sept vampires d'or (Roy Ward Baker, 1974) : toujours divertissant, bien que diversement apprécié des publics.


* Citations issues des interviews données par Michael Carreras et reproduites dans Fantastyka n° 7 au sein du dossier « Michael Carreras Story ».


Disponibilité vidéo : DVD zone 2 - éditeur Metropolitan Video (épuisé) / Blu-ray zone A - éditeur : Shout! Factory (sous-titres anglais uniquement).

Sources bibliographiques :
The Hammer Story / Marcus Hearn, Alan Barnes
L'Antre de la Hammer / Marcus Hearn
Hammer Complete / Howard Maxford
Hammer Film, An Exhaustive Filmography / Tom Johnson, Deborah Del Vecchio
L'Art de la Hammer / Marcus Hearn
Fantastyka n°7 / Alain Schlokoff

Ecran-titre du film Le Peuple des abîmes / The Continent (Michael Carreras, 1968)

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