Barbe-Bleue (Edgar G. Ulmer, 1944)
Réalisé comme la plupart des films du cinéaste pour un petit studio, PRC, Barbe-Bleue est un long-métrage vénéneux, hanté par un Paris plongé dans les ténèbres, qui ressemble surtout au Londres crasseux de Jack L'éventreur et aux cités urbaines dépravées du film noir.
Tout l'intérêt de ce Barbe-Bleue, qui suit les traces d'un tueur en série étranglant ses victimes pour les jeter dans la Seine, est la caractérisation du meurtrier, incarné par John Carradine. Il s'agit de Gaston Morel, un artiste qui crée ses marionnettes (d'après des modèles humains qui, on l'apprendra rapidement, n'y survivent pas longtemps), ses costumes, et qui les anime lors de ses représentations. Il s'agit pourtant d'un travail alimentaire pour celui qui rêve de son grand art, la peinture. Morel est un artiste malade et il en est conscient. Il vit sa condition comme une malédiction, au même titre que ces anti-héros du film noir, qui ne peuvent empêcher la main invisible d'un destin funeste de les entraîner au fond de l'abîme. Son visage anguleux, mais aussi ténébreux, en fait un personnage fascinant. Lucille (Jean Parker), une modiste, est attirée par cet homme tourmenté ; cela pourrait lui être fatal.
Gaston, également attiré par la jeune femme, ne connaît que trop ses propres penchants, et refusera d'abord qu'elle lui prête assistance dans la création de ses costumes, et surtout qu'elle pose pour lui ; il arrive ainsi à écarter temporairement la tentation de mort, mais qui, on le sait, reviendra à la charge. Il essaye de contrôler sa vie de la même façon qu'il le fait avec ses marionnettes : mais la vie est tumultueuse, et les marionnettes rien d'autres que des objets morts, inanimés. Ces dernières se montrent d'ailleurs comme telles : une ombre projetée sur le mur en fait des pendus, et Morel les transporte dans une boîte en forme de cercueil) contaminant ainsi l'environnement du meurtrier. La création artistique, l'amour et la mort sont ici intrinsèquement liées. Ici, la dimension artistique apporte un plus par rapport au conte classique de Barbe Bleue, écrit par Charles Perrault.
Par ses origines européennes, Ulmer est
beaucoup influencé par l'expressionnisme allemand (il prétendra même
avoir participé au tournage du Metropolis de Fritz Lang, bien qu'aucune preuve ne vienne étayer cette affirmation). L'écran laisse souvent une
grande place à l'ombre stylisée : les errances du personnage principal
dans les égouts de Paris sont sublimées par des plans très composés, où
les rares sources lumineuses dessinent des contours au couteau. Les yeux
exorbités de Carradine lors de ses méfaits en appellent tout à la fois à
la folie -du personnage- et à la terreur -du spectateur-, marquant
durablement les esprits. Une réussite, encore une fois, d'un cinéaste
qui réalisera l'année suivante un classique du film noir, Detour.
Disponibilité vidéo : DVD FR - éditeur : Wild Side Video, Bach Films
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