Alice au pays des merveilles (Clyde Geronimi, Wilfred Jackson et Hamilton Luske, 1951)

Alice au pays des merveilles (Alice in Wonderland, Geromini, Jackson, Luske, 1951) film poster


 L’adaptation du roman éponyme de Lewis Carroll (et de sa suite, De l’autre côté du miroir) fait partie de mon panthéon personnel des plus beaux films d’animation qu’on pu nous offrir les studios Disney au fil des années. Walt Disney entretient une longue histoire avec ce récit, lui qui a consacré ses tous premiers court métrages au personnage d’Alice. En effet, à la création du studio qui porte son nom, les premiers films produits lors de la création des Studio Disney sont les Alice Comedies, des courts métrages inventifs mêlant acteurs (la jeune Virginia Davis dans le rôle-titre) et dessins animés -décors, personnages fantastiques. Par le nombre de courts qu’il réalise, une soixantaine jusqu’en 1927, on comprend l’attachement qui le lie à l’univers absurde et délirant créé par Lewis Carroll, permettant toutes les excentricités et inventions qui permettent à Disney et son équipe d’animateurs d’exploiter à plein le potentiel de l’animation (déformations, transformations, etc.). Les recherches de Mary Blair auront un effet déterminant sur l'aspect du métrage, notamment sur ses harmonies de couleurs.

Le long-métrage, entrepris quelque vingt-trois ans plus tard, sera une œuvre collégiale conjuguant les talents des meilleurs animateurs du studio : Disney veut mettre tous les atouts de son côté pour produire un défi artistique. Le principal challenge sera finalement surtout narratif, tant les facéties d’Alice n’entrent pas dans un cadre conventionnel : ici point de progression scénaristique claire, mais une successions de scénettes, sans vrai lien entre elles (si ne n’est le fil rouge de la recherche du lapin blanc qui a piqué la curiosité de la jeune Alice).

Le scénario est un vrai casse-tête : le roman de Carroll contient beaucoup trop de personnages et est trop long : il va falloir compresser tout cela. Des personnages en deviennent un seul (Des reines des cartes, il ne reste que la colérique Reine de Cœur), des dialogues sonnent dans la bouche d'un autre, etc. Puis, comment transmettre la folie du récit en images ? Les illustrations de John Tenniel, si belles mais hachurées avec un trait encré rappelant la gravure, si présents dans l'attachement des lecteurs à ce récit à succès, ne correspondent pas au style Disney, rond, au souple tracé.

La première séquence, dans laquelle la mère d’Alice lui lit une leçon, est le prologue d’un voyage non-sensique et surréaliste, qui commence pour Alice par le passage dans le terrier du lapin, véritable porte d’entrée vers un monde incohérent. La passage en lui-même est illustré de façon assez grandiose, Alice tombant indéfiniment, semble-t-il, et observant des objets du quotidien en lévitation : chaises, horloges, tables... La séquence joue sur le renversement des valeurs d’espace : le haut devenant le bas, Alice croyant qu’elle va arriver à l’autre bout de la terre, où, c’est bien connu, les gens marchent la tête en bas. À son arrivée, c’est dans un hypnotisant couloir à damiers qu’elle devra suivre un lapin trop pressé.


La forêt dans le film Alice au pays des merveilles (Alice in Wonderland, Geromini, Jackson, Luske, 1951)
Alice perdue dans la forêt


La structure en prologue / passage vers une autre dimension, dans laquelle se passera tout le film, se retrouve dans d’autres métrages qui font la part belle à l’imaginaire : Le Magicien d’Oz (1939) rentre incontestablement dans cette catégorie, reprenant comme inusable justification le rêve dans lequel l’héroïne était plongé pendant toutes ses aventures. Suspiria (Dario Argento, 1977), le fantastique film de Dario Argento, aborde aussi la même structure, le voyage en taxi de son Alice, Suzy Banner, faisant office de passage, avec ses couleurs irréelles et la pluie battante tout aussi fantastique qui s’abat sur elle. Enfin, Christophe Gans a été bien inspiré par Alice avec son Silent Hill (2005), le passage d’un monde à l’autre de son héroïne, en tout début de métrage, étant clairement sous influence. Tim Burton doit opérer la même dialectique dans Charlie et la Chocolaterie (2005) adapté de Roald Dahl, à partir du moment où tout le monde rentre dans la fameuse usine de Willy Wonka ; pas étonnant qu’il se soit intéressé à une nouvelle version, mêlant acteurs live et images de synthèse, opérant par là la même synthèse que les Alice Comedies des débuts.

Alice va ensuite rencontrer des personnages tous plus bizarres et terrorisants les uns que les autres. L’histoire des huîtres, racontée par les jumeaux, marque par sa cruauté, même si les Disney ont toujours comporté une séquence traumatisantes, à l’image de beaucoup de contes. De même, le chat de Chester entretient une folie déstabilisante au sein de la forêt labyrinthique, inhospitalière et sombre, où les rares sentiers sont effacés au fur et à mesure du passage de l'héroïne par un chien-balai !

Chaque scène peut se concevoir comme un court-métrage à par entière, se finissant d’ailleurs souvent par un fondu au noir qui renforce cette impression. La séquence qui opère, selon moi, le mieux la symbiose entre l’animation et Lewis Carroll, outre la fameuse séquence du passage monde réel / monde fictionnel, est celle de la chenille fumant son narguilé et soufflant des lettres, qui correspondent à ses paroles (chapeau pour l’adaptation française!). L’animation permet ici un décalage constant entre le dialogue et l’image, ce qui illustre parfaitement le processus des associations d’idées : passage le plus mémorable, s’il en faut un.


La chenille dans le film Alice au Pays des merveilles (Alice in Wonderland, Geromini, Jackson, Luske, 1951)
L'excentrique chenille fumeuse


Au niveau prodige de l’animation pure, on peut également citer le dernier tableau au château de la Reine de cœur, qui nous offre un ballet de cartes foisonnant où tout bouge à l’écran ; on avait déjà pu voir une scène similaire dans l’adaptation de Derrière le miroir en dessin animé avec Mickey, réalisé en 1936. Ce dernier préfigure aussi les objets vivants et le rêve comme territoire privilégié des aventures fantastiques.

Pour Walt Disney, qui plaçait beaucoup d’espoir dans cette réalisation, ce fut la douche froide : ne rapportant pas autant que Cendrillon, sorti l’année précédente, il le dédaigna : trop froid, il n'a "pas assez de cœur", il l’écarta du programme des reprises cinéma dont il avait fait la règle pour ses autres films. Certes, le film opère beaucoup plus sur le plan intellectuel avec sa qualité littéraire, les constants jeux de mots non-sensiques, plutôt que sur une dimension émotionnelle, beaucoup plus classique et attendue chez Disney. Semblable à nul autre dans la galaxie Disney, Alice... reste aujourd’hui un bijou de bizarrerie, jouissive et inventive. Le regain de l'intérêt du public à partir des années 70, en fait aujourd'hui un vrai classique, et l'adaptation cinématographique de référence du récit.

Sources bibliographiques :

Les Archives des films Walt Disney. Les films d'animation 1921-1968 / Daniel Kothenschulte, 2016

Disponibilité vidéo : DVD / Blu-ray - éditeur : Walt Disney Compagny

 

Alice au pays des merveilles (Alice in Wonderland, Geromini, Jackson, Luske, 1951) title image


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