Frankenstein (James Whale, 1931)
Après l'immense succès du Dracula de Tod Browning, Universal met rapidement sur pied un nouveau film surfant sur la vague horreur / science-fiction, chère à Carl Laemmle Jr. Le choix s'arrête sur Frankenstein, roman à succès interrogeant les notions de création de la vie après la mort, et donc de quête de l'immortalité.
Écrit par Mary Wollstonecraft Shelley en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne a d'abord connu un grand succès au théâtre, dès 1823. Plutôt que d'être adapté du roman, le film est en fait une transposition d'une des versions théâtrales du récit (celle de Peggy Webling), comme ce fut le cas pour Dracula. Et, comme pour ce dernier, Bela Lugosi devait incarner le monstre en titre. Cependant, Lugosi renonça, ne voulant pas de ce rôle muet, le visage constamment obstrué par des couches de maquillage ; Boris Karloff le remplaça avantageusement. D'autres sources indiquent que c'est James Whale, une fois aux commandes, qui préféra engager Karloff.
Robert Florey devait réaliser le film : admirateur du Cabinet du Docteur Caligari et de Metropolis, il veut s'inspirer de leur esthétique particulière pour donner vie à ce classique de l'horreur. Il réalisa finalement l'année suivante une adaptation d'Edgar Alan Poe, Double assassinat dans la rue Morgue. James Whale pris finalement sa place sur Frankenstein, tout en conservant l'esthétique expressionniste. Il fit bâtir d'incroyables décors, utilisant toute la verticalité du cadre - voir la fameuse tour de guet dans laquelle s'élève la table d'opération de la créature, ou encore le gigantesque escalier que Fritz, l'assistant du docteur Frankenstein, a bien du mal à emprunter. Sa réalisation fait la part belle aux inquiétants murs de pierre, ou à l'attirail pseudo-scientifique omniprésent du laboratoire. La première apparition du monstre est marquante, par la vue du maquillage, certes, mais aussi par la succession de gros plans qui le révèle. L’alternance entre des valeurs de plans extrêmes -gros plans qui suivent ou précèdent des plans larges- impriment une dynamique remarquable dans les scènes. Le récit est rapide, baignant la plupart du temps dans une obscurité travaillée -l'ouverture dans le cimetière, les passages dans la tour de guet- et surprend par ses courtes scénettes presque comiques (l'attitude du père de Frankenstein, ou le sur-jeu de Dwight Frye (déjà présent dans Dracula). On remarque comme une constante la présence d'un personnage coloré et extravagant, presque fou, caractéristique de l'humour de James Whale.
Colin Clive et Dwight Frye
L'assistant de Frankenstein, n'existant pas dans le livre, trouve sa place au théâtre et dans ce premier long-métrage, tout en définissant rapidement l'archétype du sous-fifre bossu qu'on retrouvera par la suite dans une multitude de films fantastiques, souvent appelé par le sobriquet de Igor. C'est d'ailleurs dans une des nombreuses suites de Frankenstein par la Universal, Le Fils de Frankenstein (Rowland V. Lee, 1939), que Bela Lugosi lui-même incarna l'assistant appelé Ygor, aux côtés de l'excellent Basil Rathbone. Ironiquement, bien qu'il l'ait refusé une première fois, Lugosi tiendra le rôle de la créature dans Frankenstein rencontre le loup-garou (Roy William Neill, 1943).
Il est intéressant de noter que Frankenstein s'appelle ici Henry (alors qu'il s'agit de Victor dans le roman) ; il s'agit d'un simple échange entre Frankenstein et son ami Clerval : ce dernier se comme Henry dans la roman. Les modifications sont toutes à porter au crédit de la pièce de Peggy Webling. La dynamique entre Henry Frankenstein, sa fiancée Elizabeth et Clerval aurait pu, dans un autre film, servir un triangle amoureux. Bien que tous les éléments soient en place (les dialogues ne font pas mystère de l'attirance de Clerval pour Elizabeth), il n'en sera rien : la jeune femme aime Henry Frankenstein envers et contre tous, même quand il semble s'abîmer dans la folie. Autre curiosité : le boniment qui ouvre le film, dans lequel Edward Van Sloan (Dr. Waldman dans le film ; déjà présent au générique de Dracula, on le verra également dans La Momie) prévient gentiment le public, au nom de Carl Laemmle Jr., que le film qui suit pourra "les horrifier". Surgissant de derrière un rideau reproduisant une scène de théâtre, son sourire obséquieux et ses yeux presque empreints de folie sont bien utilisés ; car, plutôt de rassurer le public, ils le mettent sous tension. Une belle introduction, qui rapproche aussi le théâtre et le cinéma ; elle présente enfin le film comme une attraction à sensation.
Pièce par pièce, chaque décor, personnage, tirade ("It's alive ! It's alive !" répété pas moins de sept fois d’affilée par un Frankenstein enfiévré) construit le mythe de cette créature raccommodée de parties d'êtres humains, ramenées à la vie. Si la folie d'un homme qui se prend pour Dieu est parfaitement illustrée par l'interprétation extatique de Colin Clive (sous une apparente élégance, il ne cache pas vraiment son côté sombre - son alcoolisme patent aura raison de lui à seulement 37 ans), c'est la vision de Boris Karloff en monstre qui reste gravée dans les annales de la culture mondiale, comme emblème du genre de l'horreur dans son ensemble. La création de ce maquillage indétrônable est visiblement une création conjointe de Jack Pierce, qui créa tous les maquillages des films majeurs de Universal, de James Whale qui dira en avoir imaginé certains aspects, et aussi de Karloff, qui demanda à se voir ajouter des paupières tombantes sur les yeux, pour qu'il ait l'air comme somnambule, vivant mais non-vivant. La forme extraordinaire qui en résulte, tel un grand grand carré, mettant en avant un front proéminent, est indissociable de Karloff ; de toutes les incarnations postérieures, il est le seul qui pouvait porter ce maquillage parfaitement ; maquillage partiel qui lui permet d'utiliser ses expressions faciales pour donner du sens à son interprétation.
Boris Karloff sous le maquillage réalisé par Jack Pierce |
Cependant, Boris Karloff n'est pas qu'un masque : c'est toute la gestuelle qu'il met en œuvre, ses grands bras qu'il balance devant lui, qui font impression tout autant que son maquillage. N'oublions pas que le rôle est muet (alors que la créature palabre des pages durant dans le livre), Karloff prenant des expressions terribles -comme quand Fritz le fouette-, ce qui imprime un caractère tragique à sa découverte toute enfantine de la vie.
L'immortalité du fameux maquillage et de ce personnage cinégénique est aussi du à l'insistance de la Universal qui aura décliné les aventures du créateur et de son monstre en de nombreux avatars pendant les quelques années qui suivirent. Jusqu'en 1948, six films intègrent le fameux monstre. Il en est de même pour Dracula, qui sera à l'origine d'un nombre encore plus grand d'adaptations. Boris Karloff, qui était tout d'abord déçu de porter un maquillage important pour le rôle, deviendra peut-être malgré lui l'acteur aux mille visages, après l'inévitable Lon Chaney : il revêtira ainsi l'apparence de La Momie, de Fu Manchu, d'un zombie dans Le Mort qui marche (Michael Curtiz, 1936), ... Des rôles où sa capacité à habiter des maquillages multiples est mise en avant.
Un film, un personnage, un roman entrés dans la légende, et depuis recyclés à l'envi : c'est la marque de ce film, fondateur du genre. Tout comme l'adaptation de Dracula, ce premier Frankenstein est un succès retentissant : produit pour 291 000 dollars, il en rapportera 12 millions, ouvrant la voie à une longue saga de Universal Monsters.
Disponibilité vidéo : Blu-ray / Ultra HD / DVD : éditeur Universal Pictures France
Sources bibliographiques :
Universal Horrors, The studio's classic films, 1931-1946 /
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