Le Moulin des supplices (Giorgio Ferroni, 1960)

Le Moulin des supplices (Il mulino delle donne di pietra, Giorgio Ferroni, 1960) US poster

Hans Van Arnim (Pierre Brice) se rend dans le village de Veeze pour écrire l'histoire du moulin du professeur Wahl (Herbert A.E. Böhme, le docteur Mabuse de Fritz Lang) ; les riverains l'appellent le "moulin des femmes de pierre" -traduction littérale du titre original italien. Hans va y faire la rencontre d'Elfie (Scilla Gabel), la fille du sculpteur à la beauté envoûtante. Liselotte (Dany Carrel), amie d'enfance de Hans, est amoureuse de lui depuis toujours. L'inquiétant sculpteur, épaulé par le docteur Bohlem (Wolfgang Preiss),  ont tout l'air de cacher quelques chose...



Un film précurseur

Le Moulin des supplices (Il mulino delle donne di pietra) est un film précurseur -c'est le premier film d'horreur italien en couleur- tout en s'insérant dans une tradition horrifique bien établie. Son exposition macabre de statues de cire évoque Masques de cire de Michael Curtiz (Mystery of the Wax Museum, 1933) et son remake produit en 3D, L'Homme au masque de cire (House of Wax, André de Toth), sorti vingt ans plus tard. La firme britannique Hammer est une inspiration majeure de Ferroni. On retrouve en effet dans Le moulin... l'ambiance gothique, les costumes impeccables et l'importance de scènes horrifiques en couleurs qui ont fait l'identité du studio. Le critique Michel Caen, dans le numéro 3 de la revue Midi-Minuit Fantastique (1962), dira même qu'il s'agit là du "premier film en hommage à Terence Fisher", réalisateur clé du studio, avec à son actif les fondateurs Frankenstein s'est échappé ! (1957) et Le Cauchemar de Dracula (1958). Du côté du cinéma européen, Les Yeux sans visage (Georges Franju) offre certaines similitudes avec le scénario du Moulin... -un savant fou qui tue des jeunes filles dans le but de sauver la sienne-, tout comme Le Masque du démon (Mario Bava), deux films sortis la même année que le long-métrage de Ferroni. Le film est aussi précurseur par son budget confortable, estimé à 180 millions de lires, qui lui donne un cachet supérieur par rapport aux autres films du genre.

Pierre Brice et Herbert A.E. Böhme dans Le Moulin des supplices (Il mulino delle donne di petra, Giorgio Ferroni, 1960)
Pierre Brice, Herbert A.E. Böhme

Hormis l'héritage cinématographique dans lequel il s'insère, en quoi Le Moulin des supplices est-t-il si remarquable ? Sa facture visuelle et formelle éblouissante d'abord. Les cadres, les mouvements d'appareils et le rendu de la couleur sont trois grandes réussites, qui dessinent un récit voluptueux et inquiétant. Là aussi, Ferroni s'inspire des classiques (de la Universal notamment, le château de Frankenstein se retrouvant quelque peu dans les séquences intérieures du moulin, enchevêtrement de pièces fermées abritant des secrets, jouant sur la verticalité), avec la manière. L'éclat de l'Eastmancolor, plus doux que le Technicolor, donne des teintes mesurées ou plus marquées (les rouges) aux décors, costumes et aux acteurs. Le casting n'est pas en reste dans ce bel album d'images : Pierre Brice, en simili-Alain Delon au visage tourmenté, la belle Scilla Gabel (avec ses grands yeux et ses pommettes saillantes, elle rappelle Barbara Steele, tout juste mise en vedette dans Le Masque du démon) et la jolie et discrète Dany Carrel composent un tableau très plaisant. Herbert Böhme et Wolgang Preiss, visages familiers du cinéma de genre, occupent le côté sombre du métrage de façon convaincante, certes un peu théâtrale, mais qui convient à l’aspect baroque et extravagant de l'ensemble.

Le macabre en majesté

La relative simplicité du scénario décuple son pouvoir de fascination au fur et à mesure des visionnages ; on replonge dans cette rêverie cauchemardesque pareille à un conte horrifique, peuplé d’apparitions fantomatiques bien réelles. L'alliance de tournage en studio à Cinecittà (Rome) pour les intérieurs, et en Belgique et aux Pays-Bas pour les extérieurs donne une atmosphère onirique au film. Il est bien accompagné par la musique mélancolique de Carlo Innocenzi, ses chœurs plaintifs au début du film, comme ses airs au piano.

Les décors du film sont habités par une esthétique de la mort : le moulin est jonché de morceaux de corps de statues, têtes, mains, ou bien de corps entiers immobiles et figés dans des postures de douleurs. C'est évidemment parce que la mort est déjà là, au début du film, qu'on n'a peu de doute sur la clé de l'intrigue. Elfie, au teint d'albâtre et à la mine figée, a d'ailleurs déjà l'air d'appartenir au monde des morts.

Elfie (Scilla Gabel) dans Le Moulin des tortures (Il mulino delle donne di pietra, Giorgio Ferroni, 1960)
Scilla Gabel

Elfie est-elle bien morte, comme a pu le constater Hans après lui avoir refusé son amour ? Que penser alors de sa réapparition un moment plus tard, bien vivante ? Ce tour, laissant volontairement un flottement sur ce qu’il se produit réellement, provoque la fascination pour le récit, fixée par l’esthétique du film, les cadres de Ferroni et la photographie de Pier Ludovico Pavoni. Repense t-on à Elfie sans se remémorer l'escalier en colimaçon, les mécanismes du moulin ou les portes qui grincent ? Les histoires de morte vivante sont un motif récurrent dans le cinéma fantastique, particulièrement dans sa vague gothique. Le cycle Corman - Poe, notamment les films La Chute de la maison Usher, La Chambre des tortures et La Tombe de Ligeia, utilisent ce même élément.


Deux figures féminines en miroir

Une autre dimension marquante est l’opposition entre la jeune fille sage, réservée et patiente (Liselotte), et la beauté fatale, excessive et passionnée d’Elfie. Une dynamique qu'on retrouve dans d'autres genres, et notamment dans toute l'histoire du film noir. Hans finira par choisir Liselotte, mais seulement après avoir succombé aux charmes d’Elfie. En effet, c'est après avoir couché avec Elfie qu'il se rend compte de la valeur de son amour pour Liselotte. Est-ce parce qu'il avait l'impression de faire l'amour à une morte en passant la nuit avec Elfie ? Quoi qu'il en soit, c’est cette dernière qui est le véritable centre gravitationnel du récit, la figure romantique par excellence, elle qui a tellement de passion en elle qu’elle en meure. C'est elle aussi qui a le tempérament le plus romantique : la rose rouge, haut symbole romantique, l'accompagne dans plusieurs scènes du film. Son pouvoir de fascination s'exerce sur tous les personnages, Hans le premier, qui lors de la première apparition d'Elfie devant lui, en perd le fil de ses pensées (le professeur Bohlem doit lui demander du feu une seconde fois). 

Marco Guglielmi et Liana Orfei dans Le Moulin des supplices (il mulino delle donne di pietra, Giorgio Ferroni, 1960)
Marco Guglielmi, Liana Orfei

Difficile ici, de ne pas mentionner le troisième personnage féminin, Annelore (Liana Orfei). Elle incarne le cliché d'une une femme facile, extravertie, qui semble bien au goût de Raab, l'ami de Hans. Cliché toujours, elle ne servira que de proie facile aux sévices du duo de docteurs.

Tournage, versions et casting

Coproduction italo-française, le film aura une assez belle carrière, en Italie mais surtout à l'international. Il existe de nombreuses versions du film (l'édition Blu-ray Arrow Video britannique parue en 2021 en compile pas moins de quatre, dont la version française, la version originale italienne, la version Export destiné au marché britannique, similaire à cette dernière hormis pour les crédits, ainsi qu'une version spécialement destiné au marché américain, redoublée et remontée par le producteur Hugo Grimaldi et comportant certains effets inédits (cette dernière étant clairement la plus faible du lot). La version française est plus courte (1h30 au lieu d'1h35), et coupe notamment quelques scènes du début du film avec Herbert Böhme, ce qui permet de rentre un peu plus vite dans le vif du sujet -la lenteur du premier tiers revient souvent parmi les critiques faites au rythme de l'histoire. Cette version tire son épingle du jeu car elle a aussi une scène absente de toutes les autres versions, une discussion en ville entre Liselotte et Raab où la jeune fille exprime son amour pour Hans. Dany Carrel occupant la première place au casting dans le générique français, cette scène s'avérait peut-être nécessaire pour assoir un peu plus sa présence dans le film. La raison pour laquelle la scène est absente des autres versions ? Peut-être parce qu'on peut apercevoir au second plan des voitures, alors que le film est censé se dérouler au début du vingtième siècle... La version italienne offre des passages dans le moulin au début du film, coupée dans la version française, notamment la séquence de découverte du carrousel des statues de cire par Hans, alors que toute la mécanique du moulin se met en marche. L'éditeur français Artus Films propose une cinquième version dans son coffret, inédite, ajoutant à la version italienne, la plus complète, la scène entre Dany Carrel et Marco Guglielmi spécifique à la sortie française.

Dany Carrel et Pierre Brice dans Le Moulin des supplices (Il mulino delle donne di petra, Giorgio Ferroni, 1960)
Dany Carrel, Pierre Brice

Le tournage du film dura six semaines du 20 janvier au 1er mars 1960, à quoi il faut ajouter une semaine de prises de vue en extérieurs, aux Pays-Bas et en Belgique. La distribution évolua quelque peu, car au début Pierre Brice devait jouer le rôle de Raab, l'ami de Hans et Liselotte (doublé en VF par l'inimitable Michel Roux) qui finalement échu à Marco Guglielmi. Le rôle de Hans devait être tenu par l'acteur Matteo Spinalo, qui déclina finalement la proposition. 

L'origine du scénario est une fausse piste dans le générique italien, attribué à une histoire de Pieter Van Weigen, or ni l'auteur, ni l'histoire en question, n'existaient. En réalité, il s'agit bien d'un scénario original (bien qu'empruntant beaucoup à des œuvres antérieures, comme évoqué ci-dessus) de Remigio Del Grosso, Ferroni, Ugo Liberatore (La Guerre de Troie de Ferroni, Les Cruels de Sergio Corbucci entre autres) et Giorgio Stegani -réalisateur de Pas de pitié pour les salopards en 1968.

Giorgio Ferroni, qui réalise des films à partir des années 1930, est surtout connu des amateurs pour ses deux films fantastiques : Le Moulin des supplices et La Nuit des diables (1972). D'autre part, on le connaît pour quelques films documentaires, des péplums (Hélène, reine de Troie ou encore La Terreur des gladiateurs, tous deux réalisés en 1964) et des films d'aventures. Sans nul doute, Le Moulin des supplices reste le point culminant de sa filmographie.


Disponibilité vidéo : édition FR zone B - éditeur Artus films (version longue allongée) ; édition UK zone B - éditeur Arrow Video (4 montages, sous-titres anglais uniquement mais présence du film dans son montage français d'époque avec VF)

Sources bibliographiques : 

Bonus des éditions vidéos du film
Italian Gothic Horror Films, 1957-1969 / Roberto Curti, 2015
L'âge d'or du cinéma fantastique italien volume 2 in L'Ecran Fantastique Vintage n°8, 2022


Le Moulin des supplices (Il mulino delle donne di pietra, Giorgio Ferroni, 1960) image titre


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